Justice pour restaurer, punir et guérir
La justice est à l’évidence l’un des secteurs de la société moderne (...) qui se trouve être l’objet du maximum de projections, d’attentes, de frustrations : bref, de fantasmes. À l’opacité qui entoure son véritable fonctionnement, mais surtout ses enjeux et ses finalités, chez la plupart de nos contemporains, ne répondent guère qu’une myriade de lieux communs et de caricatures. (...)
Justice pour restaurer, punir et guérir : l’intitulé de ce numéro se veut à dessein éloigné de tout manichéisme, et par conséquent de toute alternative binaire et réductrice. Il n’est pas question de choisir une justice de restauration contre une justice de punition, a fortiori de viser la guérison en faisant l’économie de toute sanction. Même les plus ardents promoteurs de la justice restaurative ne la présentent jamais comme une panacée appelée à se substituer un jour plus ou moins prochain, dans un monde idéal, à la justice pénale de type classique, mais comme un processus complémentaire à la justice rétributive, et même à la peine de prison, avec lesquelles il s’agira de l’articuler étroitement. Non pas, donc, Justice pour punir, ou pour restaurer et guérir, mais bien Justice pour restaurer, punir et guérir. Loin de toute univocité, la finalité de la justice est plurielle, foisonnante.
C’est cette option, exigeante car cherchant à rendre compte de la complexité du réel, mais de ce fait même d’autant plus féconde, qui a présidé à la confection de ce numéro. C’est pourquoi nous avons choisi, pour commencer, de donner la parole à Bernard Piettre. Celui-ci, partant du constat que la sanction pénale est pénible, se demande d’emblée : pourquoi faut-il faire souffrir pour punir ? La sanction ne pourrait-elle ne pas être douloureuse ? Ce questionnement le conduit à se tourner vers Friedrich Nietzsche et Michel Foucault, et à mettre en exergue la tension entre nos deux philosophes, pour imaginer des institutions juridiques émancipées à l’égard de tout châtiment. Platon et Lénine sont à leur tour convoqués, pour mieux montrer qu’une cité idéale sera toujours totalitaire. C’est finalement la notion de dette qui donne son sens à la peine, et dans ce cadre conceptuel, la souffrance semble bien nécessaire pour grandir en liberté et en responsabilité.
Prenant les problèmes en amont, au niveau de la loi elle-même, Éric Serfass nous rappelle l’antique proverbe latin : « Dura lex, sed lex ! » À la rudesse de la loi répond, comme en écho, sa nécessité, car elle pose les limites de l’obligatoire, du permis et de l’interdit. Il n’y a pas de liberté sans loi, ni de loi sans peine : donc (par la règle logique de transitivité) pas de liberté sans peine. Mais cette peine remplit une multitude de fonctions, et s’oriente vers un faisceau de finalités. Si nous nous arrêtons sur le cas de la peine de prison, le sens même de cette peine varie considérablement selon les situations, et surtout la peine elle-même subit diverses mutations en fonction de l’évolution du condamné. Comment donc conjurer le risque de dilution du sens même de la peine lorsque l’on procède aux divers aménagements de peine ?
Soucieux de clarifier les différents registres du sens de la peine, trop souvent amalgamés, Frédéric Rognon en propose une typologie de cinq paradigmes : expiation, protection de la société, rétribution, réhabilitation, restauration. Ces conceptions de la peine ont surgi successivement au cours de l’histoire, mais à la différence des paradigmes scientifiques (ptoléméen, copernicien, newtonien ...), ils ne sont nullement exclusifs les uns des autres. Ils se conjuguent au contraire, la plupart du temps, d’où la nécessité de les distinguer sans les opposer : de les articuler dans une subtile combinatoire.
Brice Deymié développe alors le cinquième paradigme : celui de la justice restaurative. Son émergence récente en milieu mennonite nord-américain ne doit pas occulter la longue tradition dont elle bénéficie parmi les peuples premiers. Cette double filiation pourrait constituer un handicap pour son adoption dans des sociétés modernes et sécularisées. Le statut privilégié de la notion de Communauté qu’elle promeut pourrait constituer un troisième obstacle dans des États républicains rétifs à toute forme de communautarisme. Et pourtant, les procédures de justice restaurative, intégrées dans la loi française en 2014, s’avèrent prometteuses. Brice Deymié les détaille : délibérations pré-sentencielles, rencontres post-sentencielles, cercles de soutien et de responsabilité. Restaurer signifie ici, non pas réparer, ni même nécessairement pardonner ou se réconcilier, mais rétablir le lien brisé entre l’infracteur, la victime et la communauté.
Pierre Curiace présente ensuite la loi de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice. En instaurant de nouveaux modes de règlement des conflits, en simplifiant les procédures, en restaurant la finalité de la peine, et en modernisant l’organisation judiciaire, cette nouvelle législation qui va régir nos relations avec la justice dans les années qui viennent, conjugue les vertus de lisibilité, d’efficacité et d’ambition. Saura-t-elle tenir ses promesses ? Elle ne pourra en tout cas combler les espoirs que si ceux-ci sont réalistes.
Enfin, (...) Jean de Saint Blanquat explique pourquoi le système judiciaire et les magistrats ont si mauvaise réputation de l’autre côté des Pyrénées. La porosité de la frontière entre justice et politique conduit à deux mouvements inverses mais parallèles : la politisation de la justice, et la judiciarisation (c’est-à-dire le transfert du problème politique à la sphère judiciaire, voire l’État judiciaire). Le choix du pouvoir politique de confier à la justice la crise séparatiste catalane joue comme un cas d’école, mais à un niveau d’exacerbation inédit, pour illustrer cet super-activisme judiciaire.
Gageons que ces quelques contributions sauront ouvrir de nouvelles perspectives, en vue de la septième Convention du Forum protestant, qui se tiendra à Paris le 23 novembre 2019, sur la même thématique que la présente livraison de Foi&Vie.
(Liminaire de Frédéric Rognon, Patrice Rolin et Jean de Saint Blanquat)
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